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OÙ COURS-TU ? NE SAIS-TU PAS QUE LE CIEL EST EN TOI ?*

« Lorsque le chevalet du violon est déplacé d’un millimètre, le son en est cassé ; de même, dans l’ordre du corps, lorsque l’empilement vertébral se vit dans sa perfection, dans sa tension et sa détente maximale, il engendre cette sensation d’ordre amoureux, d’ordre parfait. Il y a dans le corps une sensation aussi fugitive que l’éclair qui nous met debout, tendu et frémissant, à en mourir presque, comme l’est la corde d’un violon dans la fulgurante évidence : un instant de cette divinité. Dans la parfaite ordonnance des vertèbres, des tendons, des nerfs, se reflète un instant l’ordre du cosmos, cet ordre amoureux.
Le corps est cette œuvre d’un grand luthier qui aspire à la caresse de l’archet. Séparé de la résonance à laquelle aspire ce corps, séparé de la musique pour laquelle il a été créé, il perd sa tension, il s’affaisse, il se laisse aller, il se désespère. Nous vivons à une époque où rien ne nous dit la merveille de l’ordonnance du corps ; on croit vraiment que se laisser aller est une manière de se sentir mieux, personne ne nous signale : attention, ton chevalet est déplacé, ta corde est distendue, le maître ne peut jouer sans toi. Ces
corps inhabités de tant d’entre nous aujourd’hui qui, à défaut d’entrer dans la résonance pour laquelle ils ont été créés, vont se rouiller, se déglinguer, perdre le souvenir de ce qu’ils sont. Pourtant, nous le savons tous, la mémoire du corps est la plus profonde : tout ce qui m’a touché, tout ce que j’ai touché, frôlé, caressé, les coups que j’ai reçus, les blessures, tout est dans la mémoire de mes cellules ; l’intellect, lui, peut jouer, effacer, recommencer de zéro, inventer des scénarios divers, les reprendre, les corriger, les analyser, les annuler, mais le corps reçoit de manière indélébile toutes les informations. Toute cette mémoire accumulée, recouverte, cachée dans les strates, empêche la vibration, la musicalité de mon corps. (…) Un bon instrument résonne sans sélection dans tous les registres. Il accueille tout de toute son âme, entre dans toute résonance.

Dans un bon corps, un corps réconcilié avec ses blessures, la peur ne verrouille plus les espaces. Le ton le porte au bout de chaque vibration. Il faut pourtant se garder d’une conception dualiste quand on utilise ces images, et ne pas faire du corps l’instrument, et de l’âme celui qui joue. Ce serait une séparation artificielle car la merveille qui va se révéler au contemplateur ou à l’auditeur, c’est l’inséparabilité de tous ces éléments. Entre l’instrument, l’archet, le joueur, il n’y a pas de place pour une lame si fine soit-elle (…) Une seule vibration les enveloppe. Il y a une source unique qui mène le jeu : l’inspiration, le souffle, l’éros, et cette force mesure et décide à chaque instant de l’emplacement où l’archet va se pose, va frôler la corde. De la légèreté de sa pose ou de son insistance, le son qui a précédé va être épousé par celui qui maintenant s’élance (…) À chaque instant, tout se décide de neuf (…) Ainsi de ces corps libérés qui résonnent et dont Irénée chante la louange : le corps vivant, l’homme vivant est la gloire de Dieu ! »

* Extrait du livre éponyme de Christiane Singer, 2001, Albin Michel.